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Rencontre avec un pilote de U2

En 25 ans, notre métier nous a fait faire de belles rencontres, parmi les plus inattendues, celle avec Jon ENGLE, un photographe aérien installé à Charleston, en Caroline du Sud. Sa société Green Eyes Aero réalise des photos aériennes qui servent à la gestion de sites naturels. Il utilise un piper L4, l’un des avions les plus petits et les moins énergivores qui puisse être utilisé pour la photo aérienne aux USA.

Mais avant ça, Jon était pilote de chasse dans l’USAF sur F16, A10, F18 avant de passer sur U2.

L’U2 c’est l’un des deux avions les plus ultimes jamais conçu pour la photographie aérienne. Le grand public n’en a entendu parler qu’en 1960 quand celui de Francis Gary Powers, en mission pour la CIA, a été abattu au-dessus de l’URSS, et en 62 quand un autre est rentré avec des photos de missiles soviétiques en cours d’installation à Cuba. (films conseillés : le pont des espions, et 13 jours 😊).

On sait peu de choses sur l’U2 car ils été longtemps couverts par le secret absolu. Alors quand Jon a commencé à nous raconter l’époque où il faisait des photos aériennes en U2 pour l’Oncle Sam, ça nous a laissés rêveurs, autant pour les chiffres annoncés que pour le reste. Morceaux choisis :

L’U2 vole à 21.000 mètres : 2 fois plus haut que les avions de ligne, 10 à 20 fois plus haut que les avions civils effectuant des prises de vue aériennes. Il a été conçu avec de très grandes ailes pour avoir la portance nécessaire dans l’air rare des hautes altitudes, mais aussi avec l’obsession de la légèreté : un seul pilote, un seul réacteur, des caméras, rien d’autre : pas de réelle pressurisation, un train d’atterrissage minimaliste, les petites roues aux extrémités des ailes sont même larguées après le décollage pour gagner du poids, et aucun armement, car à ces altitudes, il était hors de portée des chasseurs russes qui à l’époque, plafonnaient à 15.000 mètres.

Pour cet avion, Shell avait développé un carburant spécial moins volatile, Kodak fabriqué un film très particulier, et la CIA inventé nombre d’histoires et de sociétés écran pour garder le projet secret, comme quand il fallait trouver une entreprise capable de fabriquer des altimètres gradués jusqu’à des hauteurs jamais demandées…

Durant sa longue carrière l’U2 a vu passer plusieurs types de caméras, certaines avec des films de 3600 mètres de long et des focales de 182 cm. Avec 3 de ces caméras juxtaposées il photographiait une zone de 1200 kilomètres de large en un seul passage… Aujourd’hui, fini les films, ce sont des capteurs numériques ultra performants capables de ramener des images même prises la nuit ou au travers des nuages qui sont embarqués. Certains capteurs sont inclinables et permettent de faire, outre les photos verticales habituelles, des photos obliques (idéal pour faire des images sur des dizaines de km vers l’intérieur d’un pays tout en restant à l’extérieur de ses frontières…).

Le pilote est seul à bord, mais une équipe de 200 personnes installée aux USA est en lien permanent avec lui via satellite. Ils lui disent où aller, changent les paramètres des caméras multispectrales en temps réel et reçoivent les images au sol quelques secondes après, même quand elles sont prises en Europe.

Mais bien qu’il soit déchargé de toute la gestion des capteurs photo, le travail pour le pilote reste difficile, chaque vol commence par 3 heures de préparation : un repas spécifique, une visite médicale, 30 minutes pour s’équiper avec l’aide de 3 personnes, puis, une heure a passer allongé sur un lit à respirer de l’oxygène pure pour évacuer toute trace d’azote dans le sang. À ces altitudes en cas de dépressurisation, la présence d’azote provoquerait l’ébullition du sang et une mort immédiate. Pendant ce temps-là son binôme, un autre pilote effectue à sa place, la visite pré-vol de l’avion.

Puis arrive le vol d’une durée de 10 à 12 heures, effectué seul sans pouvoir quitter son siège, coincé dans une combinaison qui ressemble à celle d’un astronaute, les journées d’un pilote de U2 sont longues…

Un vol en U2 ne ressemble aucun autre vol, à ces hauteurs on voit la courbure de la terre, et la limite nuit/jour avancer sur le sol : D’un côté du cockpit les pays sont dans la nuit, seule, la lumière des villes est visible avec les étoiles au-dessus, de l’autre côté du cockpit ils sont éclairés par le soleil.

Même en plein jour, le ciel au-dessus du pilote est noir, l’espace commence 80 km plus haut mais on s’y croirait presque, on observe facilement un nombre incalculable d’étoiles, et en cas d’aurores boréales on a ce sentiment étrange de voler aux milieux d’elles, même si dans la réalité elles sont encore bien plus haut.

Malgré la vitesse de l’avion, entre 700 et 800 km/h, on n’a pas le sentiment d’avancer mais d’être suspendu dans le ciel, le moteur est inaudible, le silence est total, le seul bruit que l’on entend est celui de sa propre respiration ce qui amplifie encore cette sensation d’être seul au monde et loin de tout.

En termes de pilotage, là aussi le U2 ne ressemble à aucun autre avion… Chaque avion du plus gros au plus petit à une vitesse minimale, on l’appelle la vitesse de décrochage, en dessous de cette vitesse il tombe, mais aussi une vitesse à ne jamais dépasser, la VNE, au-delà il se disloquerait en vol. Sur nos appareils, elles sont respectivement de 65 km/h et de 280 Km/h ça nous laisse entre les deux une marge de 215 km/h pour choisir une vitesse idéale pour le travail à effectuer. Sur l’U2 à son altitude de vol maximale, la différence entre ces deux vitesses n’est que de… 10 nœuds soit moins de 20 km/h. L’avion nécessite dès lors et malgré l’aide du pilote automatique, une attention constante de la part du pilote et un pilotage particulièrement précis.

Coté gestion du moteur, la rigueur attendue est la même, à très haute altitude, il ne doit être utilisé qu’entre 100% et 98% de sa puissance, jamais à moins, le réduire en dessous de 98% l’éteindrait sans possibilité de le rallumer vu la faible densité de l’air à ces altitudes.

Pour descendre, on ne réduit donc pas le moteur comme on le ferait sur n’importe quel autre avion. Sur l’U2 le moteur reste à 100% de la puissance et on crée de la traînée en sortant le train d’atterrissage, les volets et les aérofreins, un peu comme si en voiture on freinait tout en gardant le pied sur l’accélérateur, ça fait vibrer tout l’avion mais c’est la seule procédure possible quand il s’agit de perdre de l’altitude ou de rentrer à la base.

L’atterrissage est la phase de vol la plus complexe, celle qui prend la plus grosse part des mois de formation nécessaires pour transformer un pilote de chasse en pilote de U2.

Avec son envergure de 31 mètres, les roues en tandem de son train d’atterrissage, et sa finesse de plané, il est très difficile à poser. L’avion est lourd aux commandes, le pilote dispose d’une très mauvaise visibilité vers le bas et il lui est difficile de juger de sa hauteur exacte par rapport à la piste. Pour l’aider un autre pilote installé dans une voiture suit l’avion à l’atterrissage tout au long de la piste, et lui annonce en permanence à la radio sa hauteur par rapport au sol. La procédure impose d’amener l’avion avec des paramètres de vitesse/hauteur d’une précision extrême : ses grandes ailes, indispensables dans les hautes altitudes sont dans l’air dense proche du sol un réel handicap, elles font planer l’avion sur des distances considérables qui iraient bien au-delà de la piste. Solution arriver à une hauteur très basse et une vitesse très lente : on doit passer le seuil de piste à une hauteur sol de… 3 mètres, et à 75 miles/h, quand la vitesse de décrochage dans cette configuration est à 73 miles/h : à peine 4 km/h de tolérance. Chaque mètre de trop en hauteur en passant le début de piste rallonge la distance d’atterrissage de 150 mètres, chaque Mile de vitesse en trop l’allonge de 50 mètres, la marge de manœuvre est extrêmement réduite…

Le premier U2 a volé en 1955, ils sont toujours en service en 2024. Depuis l’affaire Gary Powers, qui avait exacerbé les tensions USA/URSS en pleine guerre froide, leur planning de vol est approuvé préalablement chaque semaine par la Maison Blanche. Mais on ne les envoie plus au-dessus de la Russie depuis bien longtemps. Ils sont affectés au renseignement dans des conflits ou les USA et l’OTAN sont partie prenante comme le Kosovo ou l’Irak. Ils sont aussi régulièrement mis à contribution pour ramener des photos permettant d’organiser des secours en cas de catastrophes naturelles majeures car les satellites ou les drones ne répondent pas à toutes les problématiques.

Au-delà des chiffres et des performances incroyables, de cet avion, j’ai interrogé Jon sur ce qu’on ressent en tant que pilote en volant aussi longtemps, aussi loin de la terre, et, si à ces altitudes il se considérait déjà un peu comme un astronaute ou toujours comme un pilote.

Je ne m’attendais pas à sa réponse et encore moins à sa référence à un Français célèbre : « Tu sais, ce que l’on ressent quand on est là-haut est très similaire à ce que Jacques-Yves Cousteau évoquait en parlant de ses plongées dans les grandes profondeurs de la mer : on est seul, dans un silence total hormis le bruit de notre respiration, on est dans le noir ou avec peu de lumière, avec autour de nous un environnement très hostile. Comme le plongeur, on ne reste en vie que grâce à notre scaphandre et à notre réserve d’oxygène. Le retour sur terre avec l’avion comme le retour à la surface pour le plongeur se ressemblent beaucoup, le plongeur qui remonte retrouve progressivement la lumière, puis les parfums de l’air, les bruits du quotidien, et l’équipe qui l’accueille sur le bateau. Pour nous quand on redescend vers la terre avec notre avion, c’est la même chose, dans le même ordre ».

J’ai demandé à Jon si l’histoire de la pilule de cyanure ou de la pièce d’un dollar contenant du poison violent était vraie. Le pilote devait l’utiliser en cas d’avarie majeure au-dessus d’un territoire ennemi avant de faire exploser l’avion pour que les secrets de l’U2 ne soient pas découverts.

Sa réponse tenait dans un éclat de rire, « je n’y ai jamais eu droit, je ne crois pas que ça ait existé, peut-être pour les toutes premières missions au-dessus de la Russie, mais plus probablement dans les films tournés à Hollywood... » 😊